Par Sophonie Jed Koboude
Le Bénin, longtemps considéré comme un îlot de stabilité en Afrique de l’Ouest, fait face depuis quelques années à une menace terroriste grandissante. Des attaques armées inédites frappent désormais ses régions frontalières du nord, mettant fin à l’exception béninoise en matière de sécurité. Cette évolution inquiète tous les Béninois car elle risque de remettre en cause la paix et le développement du pays. Cette livraison va s’attacher à expliquer l’hydre jihadiste. Mais, elle ne fera pas que cela. Elle proposera quelques pistes d’action (je ne suis pas un spécialiste des mouvements terroristes donc il se peut que mon explication et mes solutions présentent quelques infirmités).
Commençons par un peu d’histoire. Au cours de la dernière décennie, l’épicentre du jihadisme s’est déplacé du Sahara vers le Sahel, puis du Sahel vers les pays côtiers d’Afrique de l’Ouest. Après l’Algérie dans les années 2000, le nord du Mali est devenu le berceau de groupes islamistes armés à partir de 2011-2012 (AQMI, Ansar Dine, MUJAO, etc.), profitant de la crise malienne et de l’effondrement de la Libye voisine. L’intervention internationale de 2013 a dispersé ces groupes, mais ils ont essaimé dans les États voisins, notamment le Burkina Faso et le Niger, où ils ont prospéré sur des zones peu contrôlées par l’État. En quelques années, le Burkina Faso est ainsi passé du statut de pays stable à celui de foyer majeur du terrorisme mondial, avec près de 258 attaques terroristes rien qu’en 2023. Les groupes affiliés à Al-Qaïda (réunis au sein du Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans – GSIM ou JNIM en anglais) et à l’État islamique (notamment l’État islamique au Grand Sahara – EIGS) ont poussé toujours plus au sud, profitant de la porosité des frontières. Dès le milieu des années 2010, des incursions jihadistes ponctuelles ont été signalées aux marges des pays côtiers. La Côte d’Ivoire a subi un premier attentat retentissant en 2016 (attaque de Grand-Bassam) puis des assauts dans le nord (Kafolo, 2020). Le Togo voisin a connu son attaque inaugurale en mai 2022 (poste de Kpékpakandi), tandis que le Ghana reste sous pression aux confins de sa frontière nord sans avoir encore connu d’attaque réussie. Au Bénin, les signaux d’alerte sont apparus dès 2019. Cette année-là, deux touristes français furent enlevés dans le parc de la Pendjari (nord-ouest du pays) et leur guide béninois assassiné – premier incident violent lié au terrorisme sur le sol béninois. Cet événement a montré que la menace, partie du Sahel, atteignait désormais la zone des parcs W-Arly-Pendjari à la frontière entre le Bénin, le Burkina Faso et le Niger. Cependant, il a fallu attendre fin 2021 pour que le Bénin subisse officiellement ses premières attaques armées terroristes contre ses forces de sécurité. Dans la nuit du 1ᵉʳ au 2 décembre 2021, deux soldats béninois sont tués à Porga, localité frontalière du Burkina, lors d’un raid attribué à un groupe affilié au GSIM. Cette attaque marque la fin d’une ère : pour la première fois de son histoire, l’armée béninoise est frappée par des jihadistes. D’autres incidents suivent rapidement : positions avancées attaquées, engins explosifs improvisés sur les pistes frontalières, embuscades contre des patrouilles. Depuis 2021, le Bénin a recensé une vingtaine d’attaques de groupes terroristes, essentiellement dans le Nord. La menace latente est devenue réalité, entraînant le pays dans le sillage violent de ses voisins sahéliens.
Quelle est la situation réelle au Bénin en matière de terrorisme ?
Le phénomène terroriste au Bénin, encore embryonnaire en 2019, a connu depuis 2020 une escalade rapide. Les données récentes témoignent d’une augmentation du nombre d’attaques, d’un élargissement de leur portée géographique et d’un alourdissement du bilan humain année après année. À la fin de 2021, le Bénin subissait ses premiers assauts jihadistes (après l’incident isolé de 2019). L’année 2022 a marqué une nette intensification, avec une augmentation de 67 % des attaques terroristes par rapport à 2021. Selon un décompte de la presse en mi-2022, plus d’une vingtaine d’attaques avaient déjà eu lieu depuis fin 2021. Les attaques se sont multipliées en 2023 et 2024, au point que le Bénin est aujourd’hui considéré comme « l’un des pays côtiers les plus exposés » à la violence jihadiste en Afrique de l’Ouest. Les autorités béninoises restent discrètes sur les chiffres exacts, mais un bilan officiel communiqué début 2024 fait état de 70 victimes tuées depuis 2019, dont 43 civils et 27 militaires. Ce bilan, déjà lourd pour le Bénin, est probablement sous-estimé. Les premiers mois de 2024 et de 2025 ont connu un surcroît de violences : plus de 100 morts dus aux attaques jihadistes en 2024, tous camps confondus, et déjà 157 morts sur les seuls trois premiers mois de 2025. Ces tendances confirment une aggravation continue : chaque année depuis 2021, les attaques gagnent en intensité et en létalité. Le Bénin, qui n’avait jamais connu le terrorisme auparavant, a vu en l’espace de quatre ans le nombre d’incidents violents passer de zéro à plusieurs dizaines par an.
Voilà donc la situation. A la suite de cette observation, il y a un désir naturel de recherche de causes : « Tout ce qui naît, naît nécessairement d’une cause », aphorisme axiomatique proclamé par Platon dans le Timée.
L’enracinement progressif du terrorisme dans le nord du Bénin s’explique en grande partie par la conjonction de facteurs économiques structurels et de réalités socioculturelles complexes qui fragilisent ces territoires.
Marginalisation économique et pauvreté chronique
Les départements frontaliers du Nord, notamment l’Alibori, l’Atacora et la Donga, figurent parmi les régions les plus défavorisées du pays. Le taux de pauvreté atteint 49,3 % dans l’Alibori et 47,5 % dans l’Atacora, contre une moyenne nationale de 38,5 %. Cette pauvreté est directement liée à un faible accès aux infrastructures essentielles. Moins de 15 % des infrastructures publiques nationales sont implantées dans ces départements alors qu’ils couvrent environ 25 % du territoire national. Cette exclusion économique se traduit aussi par un taux de chômage particulièrement élevé chez les jeunes. Le Programme des Nations Unies pour le Développement indique que près de 40 % des jeunes âgés de 15 à 35 ans sont au chômage dans ces régions, et environ 60 % subissent une situation de sous-emploi chronique. Une enquête menée en 2022 par l’ONG Social Watch a révélé que 78 % des jeunes interrogés dans l’Alibori considèrent le manque d’emploi comme le principal facteur les exposant à la radicalisation. Faute d’opportunités économiques formelles, beaucoup se tournent vers des activités illégales telles que le trafic de carburant en provenance du Nigeria, le commerce illicite de cigarettes, ou encore le trafic d’armes et de médicaments falsifiés. Ce contexte économique précaire constitue un terreau fertile pour les recrutements jihadistes.
Tensions communautaires et conflits fonciers
Les régions septentrionales du Bénin sont historiquement marquées par des tensions récurrentes entre communautés agricoles locales (Bariba, Dendi, Gourmantché) et éleveurs transhumants majoritairement Peuls. Le rapport publié par International Crisis Group en 2023 souligne que les conflits liés à la transhumance sont en forte augmentation : de 45 incidents violents recensés en 2019, on est passé à 97 incidents en 2022, soit une hausse de 115 % en trois ans seulement. Une étude menée en 2023 par l’organisation Search for Common Ground auprès de 1 200 habitants des régions frontalières révèle que près de 68 % des agriculteurs considèrent les éleveurs comme une menace directe pour leur sécurité alimentaire. En retour, 74 % des éleveurs interrogés dénoncent une stigmatisation systématique de la part des autorités locales. Ces tensions, aggravées par une mauvaise gestion des ressources naturelles et par l’absence de mécanismes efficaces de résolution des conflits, créent un environnement propice à l’exploitation des griefs par les groupes jihadistes, lesquels cherchent régulièrement à se présenter comme protecteurs des communautés marginalisées, notamment les Peuls.
Radicalisation religieuse et influence salafiste
Le nord du Bénin connaît depuis quelques années une montée notable de discours religieux rigoristes inspirés par des courants salafistes et wahhabites venus d’ailleurs. Une étude réalisée en 2023 par le Centre Africain d’Études Stratégiques (ACSS) indique que sur les 45 lieux de culte identifiés comme diffusant un discours rigoriste dans l’Alibori et l’Atacora, une majorité ont connu un changement récent dans leurs directions religieuses. Par exemple, à Kandi, environ 20 % des mosquées sont passées sous le contrôle de prédicateurs rigoristes entre 2019 et 2023. En parallèle, une enquête qualitative menée par Afrobarometer en 2022 montre que 35 % des jeunes interrogés à Kandi et Banikoara sont sensibles aux discours rigoristes en raison de leur critique sociale et de la dénonciation des inégalités économiques. En mars 2023, le quotidien béninois La Nation signalait l’augmentation préoccupante des écoles coraniques hors du contrôle étatique dans l’Alibori, passées de 60 établissements en 2018 à 145 en 2022. Au moins un tiers de ces établissements diffuseraient des enseignements contraires aux principes de l’éducation laïque et de la coexistence pacifique prônée par l’État. Cette radicalisation religieuse progressive fournit un terreau idéologique fertile à l’implantation des groupes terroristes.
Activités économiques illicites et économie parallèle
Enfin, la région frontalière nord du Bénin constitue depuis longtemps une zone majeure d’activités économiques illicites qui financent indirectement les groupes armés présents dans la région. Un rapport de l’ONG Traffic de 2022 a établi que le parc national du W, situé à la frontière entre le Bénin, le Burkina Faso et le Niger, est devenu un corridor important pour le trafic d’ivoire, avec environ 300 kilogrammes d’ivoire saisis sur cette seule année. Par ailleurs, selon certaines estimations, le trafic informel de carburant en provenance du Nigeria génère des revenus avoisinant les 50 milliards FCFA par an. Ce trafic est un levier financier majeur qui profite indirectement aux groupes jihadistes via des complicités locales. De plus, les mines artisanales clandestines situées à la frontière nord rapportent chaque année près de 20 milliards FCFA hors du contrôle officiel selon un rapport de l’OCDE (2022). Ces activités lucratives, totalement informelles, offrent aux terroristes des opportunités de financement directes ou indirectes, ainsi qu’un soutien logistique crucial dans leur stratégie d’implantation locale.
Il existe probablement d’autres facteurs explicatifs mais ceux ci-dessus me paraissent fondamentaux. Maintenant, arrive la question : Que faire ? Je me pose toujours cette question car mon maître à penser, Raymond Aron, disait qu’il est bien de proposer le diagnostic d’une situation mais c’est encore mieux d’en proposer le remède. C’est ce à quoi je vais m’atteler dans les prochaines lignes.
Face à la menace grandissante du terrorisme, le Bénin doit agir vite, fort, et sur plusieurs fronts à la fois. Voici un plan ambitieux, pragmatique et réaliste structuré autour de quatre grands axes complémentaires.
Un bouclier sécuritaire renforcé : protéger efficacement le territoire et les citoyens
Le pays pourrait envisager le renforcement immédiat de sa présence militaire, notamment en déployant rapidement jusqu’à 2000 soldats supplémentaires dans les régions frontalières du Nord. L’accélération de la construction de bases militaires avancées dans chaque commune sensible pourrait également être envisagée, accompagnée d’un investissement ciblé d’environ 30 milliards de FCFA dans l’acquisition d’équipements modernes tels que drones, véhicules blindés et moyens sophistiqués de surveillance. Les autorités béninoises pourraient sécuriser davantage les frontières en mettant en place des postes ultra-sécurisés équipés de scanners et de technologies avancées de surveillance. Une réactivation rapide de la coopération transfrontalière, notamment via l’Initiative d’Accra et des échanges réguliers de renseignements avec les pays voisins, devrait être considérée comme prioritaire. Pour anticiper efficacement les menaces, le gouvernement pourrait créer une unité spéciale dédiée au renseignement opérationnel, chargée de prévenir les attaques et d’effectuer des frappes ciblées contre les chefs jihadistes. Cette démarche gagnerait à être soutenue par une collaboration accrue avec des partenaires internationaux expérimentés.
Un plan Marshall pour le Nord : investir massivement dans le développement local
Un programme ambitieux d’investissement, d’environ 100 milliards FCFA sur trois ans, pourrait être lancé pour accélérer le développement des infrastructures essentielles, telles que les routes rurales, les points d’eau potable et l’électrification par énergie solaire. Cette initiative pourrait permettre la création rapide de jusqu’à 20 000 emplois locaux, destinés prioritairement à la jeunesse. Pour assurer une relance agricole et pastorale durable, l’État pourrait envisager l’aménagement d’aires pastorales sécurisées pour prévenir efficacement les conflits agriculteurs-éleveurs, avec un investissement ciblé d’environ 10 milliards FCFA. Par ailleurs, un soutien accru à des projets agricoles irrigués dans la vallée du Niger et d’autres régions prometteuses permettrait potentiellement de sécuriser les revenus locaux et d’améliorer la sécurité alimentaire.
Un programme ambitieux de création d’emplois pourrait également être envisagé, avec le recrutement immédiat de 5000 jeunes dans des emplois d’utilité publique tels qu’écogardes, travaux publics et agriculture. Par ailleurs, un dispositif spécial d’incubation d’entreprises pourrait être mis en place, facilitant l’accès à des microcrédits à taux zéro garantis par l’État, afin d’encourager l’entrepreneuriat local.
Restaurer la cohésion sociale : retisser le lien de confiance et renforcer l’unité nationale
Pour renforcer la cohésion sociale, des comités locaux de dialogue intercommunautaire pourraient être créés dans chaque localité sensible afin de prévenir et résoudre efficacement les conflits locaux. De plus, l’établissement d’un Conseil des sages du Nord, réunissant chefs traditionnels et religieux, permettrait de promouvoir un discours unifié contre l’extrémisme et de favoriser la paix sociale. Le gouvernement devrait envisager une politique claire de zéro stigmatisation et pleine solidarité, en veillant notamment à une protection stricte des droits humains lors des opérations sécuritaires. Des programmes spécifiques d’indemnisation et de soutien direct aux victimes civiles du terrorisme pourraient également être mis en œuvre. En parallèle, des initiatives éducatives de prévention pourraient être instaurées, avec l’intégration obligatoire d’un programme de sensibilisation contre l’extrémisme dans les écoles. Des programmes spécifiques de déradicalisation en milieu carcéral devraient être envisagés afin d’offrir une chance de réinsertion sociale aux personnes renonçant à la violence.
Gouvernance de proximité : vers un État fort, proche des populations et exemplaire
Le gouvernement béninois pourrait renforcer la gouvernance locale en augmentant immédiatement de 50 % le budget des communes du Nord, afin de financer directement les services publics locaux essentiels. Pour maintenir une administration efficace au plus près du terrain, l’État pourrait envisager des primes attractives destinées aux fonctionnaires (enseignants, personnels de santé, agents administratifs) travaillant dans les zones sensibles. Chaque préfecture pourrait également bénéficier de cellules de crise opérationnelles renforcées, dotées de moyens adéquats pour assurer une réponse rapide aux urgences locales.
Une gouvernance exemplaire et transparente pourrait être garantie grâce à la mise en place d’un comité indépendant chargé d’assurer un suivi régulier et transparent du plan d’action, avec des rapports semestriels rendus publics. Enfin, une sécurité participative et citoyenne pourrait être mise en œuvre grâce à un réseau communautaire structuré d’alerte et de prévention en collaboration étroite avec les populations locales. Les groupes locaux de vigilance pourraient être officiellement encadrés afin d’assurer leur efficacité tout en évitant tout abus ou dérive.
Ensemble, protégeons le Bénin, restaurons la paix et bâtissons un avenir plus sûr pour chaque citoyen béninois.
