Entretien avec Martial Daté Tevi-Bénissan, Directeur Commercial de la Compagnie Aérienne ASKY
À l’heure où le transport aérien africain cherche un nouveau souffle, ASKY poursuit son développement avec constance et ambition. Créée en 2010, la compagnie basée à Lomé s’est imposée comme un acteur clé de la connectivité régionale, avec un réseau couvrant 29 destinations dans 26 pays. Son Directeur Commercial, Martial Daté Tevi-Bénissan, nous livre sa vision d’un secteur en mutation, entre défis opérationnels, stratégie d’expansion et digitalisation au service du voyageur africain.
ASKY fête ses 15 ans cette année. Quel regard portez-vous sur ce parcours ?
C’est un anniversaire que nous célébrons avec fierté et lucidité. En 15 ans, ASKY est passée du statut de jeune compagnie régionale à celui de référence panafricaine. Nous avons traversé une période marquée par des crises, une forte concurrence, des turbulences économiques… et pourtant, nous sommes toujours là, solides, avec une activité ininterrompue.
Ce parcours est d’autant plus remarquable que nous évoluons sans subventions publiques, à la différence de nombreuses compagnies de la région. Notre développement s’appuie sur une gestion rigoureuse : sélection prudente des destinations, maîtrise des coûts, optimisation de nos contrats et de notre flotte. Nous avons démarré avec deux Boeing 737-700, puis introduit des Q400 pour desservir des marchés secondaires. Aujourd’hui, nous opérons exclusivement avec une flotte homogène de Boeing 737, dont cinq B737 MAX 8, gage d’efficacité et de fiabilité.
Ce choix stratégique nous a permis d’offrir une connectivité précieuse à des villes jusqu’alors enclavées, de réduire les distances entre les pays et, surtout, de démontrer que l’Afrique peut bâtir une compagnie solide sur ses propres ressources.
Quelle est votre stratégie pour vous différencier dans un marché perçu comme saturé ?
Le terme « saturation » reflète davantage une limitation artificielle du marché qu’un excès d’offre réelle. L’Afrique ne représente encore que 3 à 5 % du trafic aérien mondial, alors même qu’elle abrite près d’un milliard et demi d’habitants. Le potentiel de croissance est immense, mais freiné par des obstacles structurels : taxes élevées, restrictions de trafic, protectionnisme excessif, infrastructures inadaptées.
Notre stratégie repose sur trois piliers :
1.Une vision panafricaine assumée, avec la volonté de connecter les capitales entre elles sans passer par l’Europe ou le Moyen-Orient.
2.Des partenariats stratégiques solides, notamment avec Ethiopian Airlines, qui nous apporte expertise technique, accès à un vaste réseau et capacité d’innovation.
3.Une proximité réelle avec les passagers, en adaptant notre offre à leurs besoins, leurs réalités, leur pouvoir d’achat.
Nous croyons fermement que l’avenir de l’aviation africaine passe par la collaboration entre compagnies du continent, et non par une dépendance systématique à des partenaires extérieurs. C’est pourquoi nous avons privilégié un modèle de coopération Sud-Sud.
Justement, que vous apporte concrètement le partenariat avec Ethiopian Airlines ?
Ce partenariat est un levier structurant pour ASKY. Ethiopian Airlines est aujourd’hui l’un des transporteurs les plus performants d’Afrique, reconnu pour sa ponctualité, sa qualité de service et sa capacité d’innovation. En tant qu’actionnaire stratégique, leur appui nous a permis d’élever nos standards : maintenance, formation, gestion des opérations, culture de performance, tout a été professionnalisé.
Mais ce partenariat ne se limite pas à l’opérationnel. Il nous ouvre aussi l’accès à un réseau mondial, complémentaire au nôtre. Grâce à lui, nous offrons à nos passagers une connectivité fluide au-delà de l’Afrique, tout en maintenant une forte présence régionale.
Il faut rappeler que 80 % du trafic africain est encore capté par des compagnies non africaines. Si nous voulons inverser cette tendance, il faut s’unir. C’est le sens de notre collaboration avec Ethiopian Airlines, mais aussi de notre engagement à former localement, à créer des écosystèmes aériens durables et intégrés.
Vous travaillez actuellement à l’installation d’un simulateur de vol à Lomé. Quelle est la finalité de ce projet ?
Ce projet est à la fois ambitieux et structurant. Il répond à un besoin critique : le manque de centres agréés de formation pour pilotes en Afrique de l’Ouest et du Centre. Aujourd’hui, la plupart des compagnies africaines doivent envoyer leurs pilotes en Europe, aux États-Unis, ou dans quelques centres comme Addis-Abeba ou Nairobi, avec des coûts très élevés et des contraintes logistiques majeures.
Nous avons décidé de créer à Lomé un centre de formation équipé d’un simulateur de vol Boeing 737. Ce centre formera non seulement nos futurs pilotes, mais sera aussi ouvert aux compagnies partenaires. C’est un projet régional, pensé pour renforcer l’autonomie du continent en matière de compétences aéronautiques.
Et ce n’est qu’un début. Nous avons également lancé un programme de formation de jeunes pilotes et de techniciens aéronautiques. Le centre de maintenance viendra compléter cet écosystème. Notre ambition est de faire de Lomé un véritable hub aérien intégré : opérationnel, technique et humain.
Vous proposez des tarifs préférentiels pour la diaspora togolaise. Quel est l’enjeu de cette initiative ?
Ce partenariat avec le ministère des Togolais de l’extérieur reflète notre volonté d’ancrer la compagnie dans la vie de nos compatriotes. Depuis 2022, les Togolais de la diaspora bénéficient d’une réduction de 12 % sur leurs billets, sous présentation d’un justificatif de résidence à l’étranger (carte consulaire ou carte de séjour). C’est une manière de faciliter leurs retours, de renforcer les liens familiaux et culturels, et de leur permettre de voyager plus souvent vers leur pays d’origine.
Ce geste est aussi une reconnaissance du soutien des autorités togolaises, qui nous accompagnent au quotidien, notamment à travers l’accès aux droits de trafic. C’est un partenariat gagnant-gagnant que nous avons déjà renouvelé à deux reprises, et que nous souhaitons voir perdurer.
Peut-on espérer une baisse des prix des billets à moyen terme ?
C’est une attente légitime, mais la réalité est complexe. Le coût d’un billet est le reflet d’un ensemble de charges souvent invisibles pour le passager : taxes aéroportuaires, redevances, frais de navigation, coûts de location des avions, distribution via GDS, etc. Tous ces postes augmentent régulièrement, réduisant la marge de manœuvre des compagnies.
En Afrique, ces coûts sont parmi les plus élevés du monde. À cela s’ajoutent des mécanismes comme la double imposition sur certains billets, des restrictions sur les fréquences ou encore des logiques de rente chez certains fournisseurs de services.
Nous militons pour une réforme en profondeur. La décision de la CEDEAO, fin 2024, de réduire de 25 % les taxes et redevances à partir de 2026 est une avancée majeure. Si elle est mise en œuvre, elle permettra aux compagnies de proposer des tarifs plus compétitifs et de stimuler la demande. Car en aviation, plus on vole, plus on optimise les coûts. C’est le principe de l’économie d’échelle.
La digitalisation est-elle un axe prioritaire chez ASKY ?
Totalement. La digitalisation est un outil stratégique, au croisement de plusieurs objectifs : amélioration de l’expérience client, réduction des coûts, durabilité environnementale. Nous investissons massivement dans nos plateformes digitales – site web, application mobile – pour permettre aux passagers de gérer l’ensemble de leur voyage de manière autonome : réservation, paiement, enregistrement, programme de fidélité, etc.
Nous avons également intégré une large gamme de moyens de paiement mobile, adaptés aux réalités de chaque pays : Orange Money, MTN, Wave, Paga, Mix by YAS, M-Pesa… Cela permet à nos clients de voyager en toute liberté, sans contrainte de monnaie physique ou de guichets physiques.
Mais pour aller plus loin, il faut que les aéroports suivent cette dynamique. Nous échangeons avec les autorités pour que les infrastructures permettent une digitalisation complète du parcours passager, avec moins de papier, plus d’automatisation, et donc plus de fluidité.
Quel regard portez-vous sur l’avenir de l’aviation en Afrique de l’Ouest et centrale ?
Je suis résolument optimiste. Le potentiel est là : démographie dynamique, urbanisation rapide, besoin croissant de mobilité. Ce qu’il faut, c’est créer un cadre propice à l’essor du secteur : fiscalité adaptée, infrastructures modernes, concurrence saine, et surtout, volonté politique.
Nous croyons que l’Afrique peut bâtir un transport aérien durable, accessible et performant. ASKY est la preuve que c’est possible. Et nous continuerons à porter cette ambition, au service du continent et de ses citoyens.