Faire de la RSE un réel smart power ? Quand l’entreprise devient un acteur d’influence globale au service des ODD
Pierre-Samuel Guedj, Président d’Affectio Mutandi & de la commission RSE&ODD du CIAN
La Responsabilité Sociétale des Entreprises : une puissance en mutation
À l’heure où les entreprises sont de plus en plus sommées de « prouver leur impact », la Responsabilité Sociétale des Entreprises (RSE) ne peut plus se réduire à une simple posture éthique ou à un supplément d’âme. Elle devient un outil stratégique de robustesse et de durabilité, mais également d’influence, entre normes, valeurs et performances durables. Et si, au croisement des notions de soft power et de résultats mesurables imposés par les Objectifs de Développement Durable (ODD), la RSE s’affirmait comme une forme inédite de “smart power” ? Une puissance hybride, éthique et opérationnelle, mobilisée pour transformer le réel autant que le devenir, tout en influençant les représentations.
Soft power, hard power, smart power : petit rappel
Le politologue américain Joseph Nye a théorisé trois formes de pouvoir :
• Le hard power : coercition par la force ou l’économie (sanctions, armée, domination).
• Le soft power : influence par la séduction, la culture, les valeurs.
• Le smart power : combinaison habile des deux, dans une logique stratégique d’impact.
Dans le champ des relations internationales, ce triptyque est classique. Mais il devient éclairant lorsqu’on l’applique à la sphère des entreprises. Car ces dernières sont désormais confrontées à une double exigence :
• Être attractives, par leur raison d’être, leur image, leurs engagements.
• Être transformatrices, par leur impact réel, mesuré et aligné sur les grandes transitions (climatique, sociale, numérique, éthique).
La RSE opère donc à l’interface : elle est à la fois récit, norme, stratégie, outil d’alliance et instrument de performance. Autant d’éléments qui participent à une forme de smart power entrepreneurial.
1. Une RSE comme vecteur de soft power
Dans sa version historique, la RSE fonctionne comme une projection de valeurs : Respect des droits humains, Éthique des affaires, Protection de l’environnement, Gouvernance transparente.
Elle agit comme un langage normatif diffusé par des codes de conduite, des labels (ISO 26000, B Corp, SA8000), ou encore des engagements volontaires (Global Compact, PRI, etc.). Ce soft power RSE séduit et rassure :
• Les consommateurs en quête d’engagements sincères,
• Les investisseurs soucieux de risques ESG,
• Les talents en recherche de sens.
Dans un contexte de concurrence narrative mondiale, cette capacité d’attraction devient un avantage concurrentiel. À l’image des “marques pays”, certaines entreprises utilisent leur politique RSE pour produire de la légitimité et de l’adhésion. Mais cette influence douce a ses limites. Déclarative, symbolique, elle peut s’effondrer face à un scandale ou à l’accusation des multiples « washing ».
2. Vers une logique d’impact : la RSE comme levier d’objectifs globaux
L’Agenda 2030 des Nations Unies et ses 17 Objectifs de Développement Durable (ODD) ont profondément modifié les attentes envers les acteurs économiques. Il ne s’agit plus seulement d’être « responsables”, mais de prouver sa contribution aux grands défis planétaires : dérèglement climatique, inégalités, santé, éducation, biodiversité…
Dans ce cadre, la RSE devient obligation de transformation vers la durabilité. Elle sort du champ volontaire pour se décliner dans des instruments puissants : Reporting extra-financier (CSRD, ESRS), Devoir de vigilance et cartographie des risques dans l’ensemble de la chaine de valeur, Taxonomie verte, Plans de transition climat et trajectoires Net Zéro.
Les entreprises qui intègrent ces mécanismes dans leur stratégie ne cherchent pas seulement à séduire, mais à agir efficacement sur les chaînes de valeur, les territoires et les modèles économiques. Elles deviennent des productrices d’impact, et non plus seulement de discours.
3. RSE et smart power : l’entreprise comme acteur géopolitique non-étatique
La synthèse des deux logiques – séduction éthique et contrainte d’impact – nous amène à qualifier la RSE de smart power. Cette puissance d’un nouveau type se manifeste par :
• Une diplomatie économique normative : à travers des coalitions d’acteurs, les entreprises participent à la redéfinition des règles du jeu global (Taskforce on Nature-related Financial Disclosures, Business for Nature, Net Zero alliances…).
• Une influence par la conformité exigeante : le modèle européen, notamment à travers le “Bruxelles effect”, impose ses standards RSE aux entreprises du monde entier.
• Une projection dans les territoires fragiles : en Afrique, en Asie ou en Amérique latine, les politiques RSE structurent des relations avec les communautés, sécurisent les opérations, et contribuent à la stabilisation des zones d’activités.
La RSE devient ainsi une arme douce d’influence durable, capable d’imposer notamment par l’émulation de nouveaux standards, de redéfinir les indicateurs de performance, et d’incarner une forme de puissance éthique opérante. Elle fait de l’exigence et de l’impact les facteurs de préférence.
4. Études de cas : quand la RSE devient une puissance agissante TotalEnergies en Ouganda / Tanzanie
Le projet EACOP, très contesté, a mis au défi le groupe d’articuler viabilité économique, dialogue communautaire et standards environnementaux. Ici, la RSE devient une arme de légitimation stratégique, dans un contexte géopolitique tendu. Danone et la raison d’être
Première entreprise du CAC 40 à inscrire une raison d’être dans ses statuts, Danone cherche à articuler performance économique et mission sociétale. Cette démarche illustre une forme de “puissance douce interne”, destinée à mobiliser les salariés et renforcer la cohérence stratégique. L’Union européenne et la CSRD
Avec l’adoption de la directive CSRD et des normes ESRS, l’Europe affirme une volonté de “gouvernance normative extraterritoriale”, plaçant la RSE au cœur de sa stratégie de puissance verte.
Conclusion : vers une diplomatie des entreprises responsables
La RSE, longtemps cantonnée à la communication institutionnelle ou aux chartes de bonne conduite, est en train de muter en profondeur. Par sa capacité à allier engagement volontaire et contraintes mesurables, valeurs et performance, elle s’impose comme un nouvel instrument de stratégie globale, au croisement du soft power et de l’impact réel. Dans un monde en transition, marqué par les tensions géopolitiques, la crise écologique et la fragmentation des modèles économiques, la RSE pourrait bien être l’une des formes les plus prometteuses de “smart power” du XXIe siècle. Encore faut-il qu’elle reste fidèle à son ambition première : agir pour transformer, et non pour paraître.
