Pour Imagine demain, Sophonie Jed Koboude, essayiste béninois, et Rémi Takerkart, analyste géopolitique, analysent la portée juridique, politique et symbolique d’une décision historique de l’Union africaine sur la reconnaissance des crimes d’esclavage, déportation et colonisation.
Le 16 février 2025, à Addis-Abeba, la Conférence des chefs d’État et de gouvernement de l’Union africaine a adopté, lors de sa 38e session ordinaire, une décision qualifiée d’historique. À l’initiative du Togo, l’organisation continentale a reconnu l’esclavage, la déportation et la colonisation comme des crimes contre l’humanité, mais aussi comme des actes de génocide commis contre les peuples d’Afrique.
Le ministère togolais des Affaires étrangères souligne que cette reconnaissance « permet à l’Afrique de mettre ses propres mots sur ses souffrances dans l’Histoire, d’œuvrer pour une meilleure connaissance des périodes douloureuses de l’histoire du continent par les jeunes générations, d’entamer un travail de guérison des stigmates profonds laissés sur les sociétés africaines ».
Elle permet aussi d’envoyer un message fort à la communauté internationale sur la soif et les attentes de reconnaissance et de réparation des injustices historiques subies par ses peuples, de prendre le leadership sur les questions de la réparation et de la restitution afin d’éviter de se faire dicter les termes du débat, d’enlever toute légitimité aux discours tendant à trouver des justificatifs à l’esclavage et à la colonisation.
Elle donne enfin la possibilité à l’Afrique de disposer d’éléments de langage précis et adéquats dans sa lutte pour la réparation et la restitution sur la scène internationale, et de protéger les générations actuelles et futures d’Africains et d’Afro-descendants du risque d’une résurgence de l’esclavage et de la colonisation.
Sophonie Jed Koboude : une reconnaissance « politiquement courageuse et historiquement solide »
Sophonie Jed Koboude, ingénieur diplômé d’une grande école parisienne, essayiste, auteur de quatre ouvrages et directeur du think tank L’Afrique des Idées, basé à Paris, juge cette décision de « politiquement courageuse et historiquement solide », car, selon lui, « ces systèmes ne se bornaient pas à exploiter des corps, ils visaient à briser la continuité biologique, culturelle et familiale de peuples entiers, ce qui entre dans la définition juridique du génocide. »

Sur le plan diplomatique, cette requalification pourrait renforcer la position du continent : «passer du statut de crime contre l’humanité à celui de génocide fournit à l’Afrique un levier plus puissant pour exiger réparations, restitutions et annulations de dettes. La dynamique enclenchée, en liaison avec les Caraïbes et la diaspora, met les anciens empires esclavagistes face à une revendication structurée qu’ils ne pourront plus éluder », analyse-t-il.
Cependant, Sophonie Jed Koboude met en garde contre le risque d’un simple effet d’annonce : « Le défi, maintenant, est d’éviter que ce geste reste symbolique. Le protocole de suivi confié au Togo doit instaurer un registre continental des biens spoliés, des programmes scolaires harmonisés et un calendrier public de négociation des réparations ; sans ces outils, la reconnaissance perdra sa force mobilisatrice. »
« La traite transatlantique et la colonisation répondent aux critères juridiques du crime contre l’humanité et du génocide » constate Rémi Takerkart
Pour Rémi Takerkart, analyste géopolitique junior au sein du cabinet InterGlobe Conseils, la décision de l’Union africaine est une reconnaissance juridiquement et historiquement pertinente.
« Selon le droit international, un crime contre l’humanité se définit par des actes inhumains commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique contre une population civile, tandis que le génocide implique l’intention de détruire, en tout ou partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux. Or, la traite transatlantique et la colonisation ont engendré des millions de morts, de déportations forcées, ainsi que la destruction volontaire de cultures, d’institutions et de structures sociales africaines, ce qui correspond aux critères juridiques de ces crimes », estime-t-il.
Et, souligne-t-il encore, « la décision de l’Union africaine revêt une portée symbolique forte » puisqu’« elle inscrit la mémoire africaine dans les normes du droit international, jusqu’ici trop centrées sur les crimes du XXe siècle ».

L’analyste rappelle que « plus de 12 millions d’Africains ont été déportés durant la traite transatlantique, sans compter les victimes des conquêtes coloniales, des famines organisées ou des travaux forcés ». En ce sens, « en reconnaissant ces faits comme des crimes d’une gravité extrême, l’Union africaine affirme la dignité des peuples africains et contribue à redéfinir une mémoire collective encore trop souvent marginalisée dans les instances internationales », apprécie M. Takerkart.