Vers une nouvelle théorie de l’influence numérique électorale au Cameroun.
Par Alexandre Siewe – Conseil en Communication stratégique- Storyteller
Tout a commencé bien avant le 12 octobre. Bien avant les affiches électorales, les meetings et les micros vissés sur les estrades. Le vrai terrain de campagne, cette fois, c’était un écran. Un smartphone. Une connexion instable. Et un peuple, plus connecté que jamais, décidé à ne plus écouter la vérité officielle, mais à la streamer.
L’élection présidentielle du 12 octobre 2025 au Cameroun n’a pas été une élection comme les autres. Elle a marqué un tournant décisif dans la construction de la vérité électorale à l’ère numérique : un moment où les récits, les émotions et les algorithmes façonnent la perception du vote plus que les procès-verbaux eux-mêmes.
En 2018, le pouvoir en place contrôlait encore l’agenda médiatique. La télévision, la radio et les journaux d’État suffisaient encore à cadrer le récit officiel. L’opposition, elle, criait dans le vide numérique. Emmenée par Maurice Kamto, l’opposition avait réussi à imposer son narrative sur les réseaux sociaux. Les influenceurs de l’opposition bénéficiaient d’une forte audience et d’un engagement significatif, tandis que le RDPC semblait dépassé par la dynamique numérique. Le ministre de la Communication Issa Tchiroma Bakary tenta alors de réagir en créant une « Agence d’informations virtuelles » pour contrer la prolifération des fake news, mais cette initiative resta timide et réactive selon Jeune Afrique.
2025 : Le RDPC apprend la guerre numérique.
Pour l’élection de 2025, le RDPC a profondément transformé son approche. L’analyse des stratégies digitales révèle que Paul Biya affiche désormais la plus large communauté sur Facebook avec plus de 1,8 million d’abonnés, bien que son taux d’engagement reste faible (1,2% contre 1,8% de moyenne nationale). Le parti au pouvoir a investi massivement dans les réseaux sociaux, recrutant près de 1 000 « e-volontaires » officiellement pour « lutter contre la propagation des fake news » mais en réalité pour contrer par tous les moyens les narratives de l’opposition.
L’analyse comparative de l’influence numérique entre les élections présidentielles camerounaises de 2018 et 2025 met en lumière une mutation profonde du champ politique en ligne, à la fois quantitative et qualitative. En sept ans, le pays est passé d’une ère de communication politique traditionnelle à une “démocratie affective algorithmique”, où l’émotion, la vitesse et la viralité redéfinissent la participation citoyenne. Parallèlement à cette expansion numérique, une nouvelle caste de communicants politiques a émergé — ces “e-activistes”, “web-blogueurs” ou “influenceurs” qui ont transformé leur connexion Internet en tribune permanente. Du matin au soir, ils commentent, dénoncent, amplifient ou fabriquent l’actualité politique du pays, faisant circuler aussi bien des vérités crues, des fakes que des rumeurs virales. En quelques années, ils sont devenus les nouveaux faiseurs d’opinion, capables d’imposer des récits, d’en effacer d’autres, et de redéfinir l’agenda politique national sans passer par aucun média officiel.
Sur le plan quantitatif, la transformation est spectaculaire : la base d’utilisateurs des réseaux sociaux est passée de 3,2 millions en 2018 (soit 13 % de la population) à 5,45 millions en 2025 (18,5 %) — une hausse de près de 70 %, soutenue par une pénétration Internet en forte progression (45,6 % en 2025 contre 28 % en 2018). Le temps moyen passé sur les réseaux à contenu politiquea, lui, bondi de 156 %, signe d’une politisation accrue de l’espace numérique. Le paysage des plateformes a lui aussi évolué : en 2018, Facebook régnait sans partage (95 % des acteurs politiques y concentraient leur communication), tandis qu’en 2025, TikTok s’impose comme le nouveau centre de gravité des jeunes électeurs, captant près de 78 % des 18-24 ans autour de figures comme Cabral Libii et les influenceurs de la diaspora.
Les pionniers de la contre-narration
Sept ans plus tard, le rapport de force semble s’être inversé : les studios officiels sont devenus silencieux, et les “lives” de la diaspora, assourdissants. Les influenceurs ont remplacé les urnes : les voix se comptent en “likes”, les tendances valant des bulletins. Désormais, ils ne sont plus seulement déposés, ils sont likés. Les meetings ne se tiennent plus seulement dans les stades, mais aussi dans les commentaires. Et les bloggeurs — ces nouveaux prêtres du verbe numérique — ont remplacé les porte-paroles de parti.
Entre septembre 2024 et octobre 2025, la scène numérique camerounaise est devenue un champ de bataille. Dans le camp de l’opposition, les noms claquent comme des slogans et plusieurs figures ont cristallisé la parole dissidente avec des généraux de la toile. NzuiManto, le sniper digital, Rémy Ngono, le tribun en exil, Valsero, le rappeur prophète, Paul Chouta, le hacktiviste, Aïcha Kamoise, l’influenceuse militante. Leurs publications combinées ont généré plus de 65 millions d’interactions. C’est plus que tous les médias publics réunis. À ce stade, la politique n’est plus affaire d’opinion : c’est une question d’audience.
NzuiManto, avec plus de 600 000 abonnés Facebook et un taux d’engagement de 4,8 %, a imposé un modèle de “justice sociale numérique”. Ses directs et publications mêlant humour et colère civique ont généré une moyenne de 40 000 interactions par post, un score supérieur à celui des médias traditionnels. Sa spécialité : dénoncer les abus sexuels et sociaux, comme dans l’affaire » Hervé Bopda, où il a publié plus de 1 000 posts générant des centaines de milliers de réactions.
Rémy Ngono, depuis la diaspora, est devenu le chef d’orchestre du cybermilitantisme. Ses “lives” quasi quotidiens entre décembre 2024 et septembre 2025 ont réalisé plus de 38 millions de vues cumulées, selon une estimation Bloom Analytics. Son registre : la satire politique sans filtre, qui transforme le désenchantement en énergie collective.
Général Valsero, lui, a mis la musique au service de la résistance numérique. Avec près de 850 000 followers, il a fait de Facebook et TikTok des plateformes de mobilisation poétique : des refrains devenus hashtags #JeVoteMaConscience#OnNeFermePlusLesYeux — ont circulé comme des mots d’ordre silencieux.
À ces figures s’ajoutent Paul Chouta, le “journaliste-hacktiviste”, qui veut documenter les fraudes et fuites de PV ; Aïcha Kamoise, influenceuse lifestyle convertie à la cause politique ; Sandy Boston, cheffe des “Brigades Anti-Sardinards UK” ; et même Fingon Tralala et Black Oya, humoristes populaires devenus satiristes du changement.
Ensemble, ils forment une coalition informelle d’influence : un contre-pouvoir numérique qui, selon les estimations croisées de l’IFRI et de ISSAfrica, a capté près de 62 % de la part de voix numérique entre juin et octobre 2025.
De la satire au contre-pouvoir : hashtags, algorithmes et émotions
L’analyse montre une bascule sociologique. En 2018, les réseaux sociaux servaient surtout à commenter la politique ; en 2025, ils la produisent. L’électeur-citoyen devient “abonné-témoin” ; le militant se mue en “créateur de contenu”. Le discours politique classique, hiérarchique et vertical, s’efface devant une communication désintermédiée, où chaque influenceur devient média, juge et tribun.
Ce phénomène illustre la transition vers une “communication politique post-institutionnelle” : les partis perdent leur monopole du récit. Ce glissement redéfinit la “vérité électorale” : elle n’est plus seulement proclamée par ELECAM, elle est compilée, vérifiée et viralisée par la foule connectée.
Cette bataille des récits s’est structurée autour de trois instruments :
- Le hashtag comme drapeau. Entre juillet et octobre 2025, sur TikTok, un hashtag fait exploser les serveurs : #JeVoteVrai. Ce hashtag est devenu viral, atteignant un pic de 2,1 millions de mentions en une semaine selon Social Trends Cameroon. Des jeunes y partagent leurs cartes d’électeurs, leurs frustrations, leurs rêves, leurs refus de “laisser faire encore”.. En réaction, la majorité a lancé #PaulBiyaToujours, qui n’a dépassé les 700 000 mentions qu’après une campagne sponsorisée. Sur Internet, la ferveur ne s’achète pas : elle se ressent, elle se partage, elle se mesure en frissons. #AllonsVoterPaulBiya a généré 2,7 millions de vues sur TikTok en 90 jours sans compte officiel du candidat, démontrant la puissance de la mobilisation spontanée
- L’astroturfing et la riposte algorithmique. Des réseaux pro-gouvernementaux ont massivement créé des pages clones pour noyer les hashtags de l’opposition — une tactique de “hashjacking” identifiée dès 2023 au Kenya par ISS Africa.
- La puissance émotionnelle. Les vidéos de citoyens pleurant devant des bureaux de vote fermés ou de jeunes parlant de “premier vote confisqué” ont généré des millions de partages. C’est la logique de l’“émotion-preuve” : faire de la douleur individuelle un argument collectif.
En 2025, la campagne est devenue une gigantesque bataille de storytelling émotionnel : les pleurs d’une grand-mère devant un bureau de vote fermé font plus pour la contestation que cent communiqués officiels. La vérité n’a plus besoin d’être dite — il suffit qu’elle soit vue.
La riposte du régime : quand l’État apprend à tweeter
En face, une armée numérique se met en marche. Ceux qui pensaient que le pouvoir allait rester sourd ont eu tort. Pas de képis, pas d’uniformes — juste des comptes certifiés. Bruno Benoît Bidjang, Ernest Obama, Raoul Christophe Bia, Steve Fah, Alain Roosevelt Tidjio…Leur mission : reconquérir la conversation. Cette fois, le régime a compris : dans une époque où l’influence vaut plus que l’autorité, il faut savoir parler le langage des algorithmes.
Sous la supervision officieuse des autorités (Cabinet Civil ou MINCOM), plusieurs jeunes communicants pro-régime ont lancé une offensive coordonnée sur Facebook, X et TikTok. Au cœur de cette riposte : Bruno Benoît Bidjang, le “philosophe numérique”, et Ernest Obama, le “journaliste-soldat”. Ils ont mené la “reconquête de la conversation” avec un ton plus jeune, plus mordant, parfois moqueur et provocateur. À leurs côtés : Raoul Christophe Bia, chargé d’“expliquer le système”, Steve Fah, influenceur de crise et mercenaire numérique déclaré, et Alain Roosevelt Tidjio, jeune élu-influenceur, formant une ligne de front médiatique parallèle.
Si 2018 avait montré un pouvoir figé dans sa communication, 2025 a révélé un régime qui a appris à utiliser les codes actuels de l’influence. Cette fois, le RDPC n’a pas attendu que les tendances se forment : il les a créées.
La naissance d’une armée numérique : les influenceurs du pouvoir
Chaque jour, à partir de février 2025, ils diffusent, argumentent, corrigent, contredisent, moquent. Leur ligne : “patriotisme et réalisme”. Leur mantra : “le Cameroun n’est pas TikTok”. Leurs vidéos dépassent parfois les 100 000 vues. Le pouvoir vient d’apprendre à parler Facebook. Selon une étude Bloom Analytics(octobre 2025), leurs publications cumulées ont représenté environ 38 % de la part de voix numérique durant les dix derniers jours de campagne — un score inédit pour le camp présidentiel.
Le mercenariat numérique, un marché à part entière
Les investigations de ISS (2023) et de FactCheckAfrica (2024) révèlent la structuration d’un marché de l’influence politique au Cameroun. Les contrats oscillent entre 30 et 100 millions FCFA par campagne, avec des services “clé en main” :
- création de hashtags,
- campagnes sponsorisées,
- défense en ligne coordonnée,
- attaques ciblées contre les “ennemis” du régime.
Ce clientélisme 2.0 s’appuie sur des paiements en crypto-monnaie, des séjours offerts et des marchés publics d’influence. L’espace numérique se transforme ainsi en marché de loyautés, où la parole se monnaie aussi vite qu’elle s’oublie. Les chercheurs appellent cela la marchandisation de la vérité. Mais sur le terrain, on appelle ça simplement survivre dans le bon camp.
Cette maîtrise du numérique par le régime a introduit une nouvelle équation : le contrôle ne passe plus seulement par les institutions, mais par les flux d’attention. Le pouvoir n’a plus besoin de censurer : il noie. Le régime ne réprime plus les voix critiques — il les dilue. Pour chaque vidéo dénonçant une fraude, dix vidéos “positives” surgissent dans le fil. Pour chaque tweet de contestation, un hashtag de diversion. Ce n’est plus la censure, c’est la saturation. C’est la nouvelle méthode : dominer par le bruit. Dès qu’un sujet menace la légitimité du pouvoir — une vidéo de dépouillement suspect ou un PV fuité — un autre récit surgit instantanément : patriotique, institutionnel, rassurant. C’est le principe de l’agenda-setting algorithmique : saturer pour désamorcer.
Un paradoxe africain : la vérité à l’heure des pixels
L’analyse comparée avec 2018 montre une évolution claire : la digitalisation du débat n’a pas produit plus de démocratie, mais plus de spectacle démocratique. On assiste à ce que certains appellent la “démocratie spectacle autoritaire” : un modèle où la liberté d’expression devient un simulateur de pluralisme. Le Cameroun entre ainsi dans l’ère d’une “République virtuelle”, où la politique se joue d’abord en ligne, mais se décide toujours hors écran. Une démocratie spectacle où tout le monde parle, mais où rien ne change.
L’explosion démographique et médiatique a jusqu’ici engendré une transformation qualitative majeure : la raison a cédé le pas à l’émotion, la vitesse à la profondeur, et l’influence commerciale à l’engagement civique.
Le principal défi de l’après-2025 consiste désormais à convertir cette révolution numérique en opportunité démocratique, plutôt qu’en amplificateur de divisions sociales — un enjeu qui exige des réponses concertées sur les plans technologique, éducatif et réglementaire.
L’élection présidentielle camerounaise de 2025 restera dans l’histoire comme la première où les hashtags ont précédé les bulletins. Elle démontre que dans les régimes autoritaires adaptatifs, la bataille pour la vérité ne se gagne plus dans les tribunaux constitutionnels, mais dans les fils d’actualité. Elle sera aussi la dernière dont le résultat ne sera pas connu le même soir.
Le 12 octobre 2025, le Cameroun n’a pas seulement voté. Il s’est regardé voter. Il s’est raconté. Il a “live-streamé” sa propre légende. Pour la première fois, ce peuple a compilé en temps réel ses preuves, ses espoirs et ses colères. Mais dans cette guerre des clics, la victoire n’a pas de chiffres — elle a des captures d’écran. Ce scrutin est un laboratoire politique : celui d’une Afrique où la jeunesse, la diaspora et les influenceurs inventent de nouvelles formes de participation, pendant que les pouvoirs en place apprennent à dompter les algorithmes pour survivre.
Et si l’Afrique n’avait pas seulement inventé la démocratie participative, mais aussi la démocratie virale ?
Alexandre Siewe – Conseil en Communication stratégique | Chroniqueur des récits d’âme et d’influence (Paris – Abidjan – Douala)
Sources & Références
- IFRI (2025), Typologie des influenceurs politiques africains
- ISS Africa (2023), Astroturfing and Digital Propaganda in African Elections
- Bloom Social Analytics (2025), Digital Influence Metrics Report: Cameroon
- Global VoicesAfrica (2025), Social Media and Civic Engagement in Cameroon
- Panafrican Visions (2025), Social Media as a Battlefield in Cameroon’s Election
- Jeune Afrique (2025), Les nouveaux visages de l’influence politique camerounaise
- FactCheckAfrica (2024), Digital Manipulation and Electoral Campaigns in Africa
- Dahlgren, P. (2009), Media and Political Engagement
- Howard, P. (2010), The Digital Origins of Dictatorship and Democracy

