Dans un monde saturé de flux numériques, la désinformation n’est plus un simple bruit de fond. Elle est devenue une arme stratégique, une fabrique d’instabilité et un révélateur de nos vulnérabilités collectives. Particulièrement en Afrique de l’Ouest, où la jeunesse hyperconnectée croise des institutions encore fragiles, le phénomène prend une ampleur inquiétante. Comprendre ses ressorts, ses effets et les défis qu’elle impose est devenu une urgence démocratique et sécuritaire.
Un phénomène ancien, mais profondément transformé
La désinformation ne date pas d’hier. Elle fut longtemps l’apanage des stratèges et des États, une ruse de guerre confinée aux champs de bataille ou aux arcanes diplomatiques. Déjà, Vladimir Volkoff en situait les origines à la guerre de Troie, tandis que Mao Tsé-Toung et Sun Tzu en avaient pressenti la force subversive dans le jeu politique et militaire. Pourtant, ce qui était jadis exceptionnel est aujourd’hui devenu une pratique ordinaire, démultipliée par la révolution numérique.
L’explication est simple. La démocratisation des canaux de communication, notamment via Internet et les réseaux sociaux, a bouleversé la donne. Chaque individu est désormais un potentiel émetteur d’informations, pour le meilleur comme pour le pire. Dans un espace numérique mondialisé, les barrières de diffusion sont abolies, et l’absence ou la faiblesse de la pensée critique renforce la perméabilité des esprits aux manipulations. La désinformation s’insinue ainsi dans le quotidien, contaminant les conversations, les réseaux, les débats publics. Elle devient un outil d’influence diffus et permanent.
C’est dans ce nouveau contexte qu’émerge ce que certains nomment aujourd’hui la “guerre informationnelle”. Cette expression n’est pas métaphorique car, en effet, elle décrit une réalité stratégique où la désinformation est utilisée comme un levier majeur où la doctrine fixe la narration idéologique, le temps épouse le tempo médiatique, l’espace s’étend au numérique globalisé, le commandement dissimule les opérateurs d’influence, et la discipline garantit la cohérence des offensives. Cette architecture quintuple, héritée de la pensée militaire, explique pourquoi la désinformation contemporaine est redoutable. Elle ne cherche pas seulement à tromper, mais à modeler les perceptions collectives, à fracturer les sociétés de l’intérieur.
L’Afrique, nouveau champ de bataille de la guerre informationnelle
Cette mutation globale trouve une résonance particulière sur le continent africain. Avec 1,5 milliard d’habitants dont 70 % ont moins de 30 ans, l’Afrique est un continent jeune, dynamique et surtout massivement connecté. En sept ans, près de 300 millions de personnes ont rejoint les réseaux sociaux, portant à 400 millions le nombre d’utilisateurs actifs. Cette population hyperconnectée, souvent en quête d’informations rapides et peu formée à la vérification, devient une cible privilégiée pour les campagnes de désinformation.
Les chiffres sont édifiants car selon le Centre d’études stratégiques de l’Afrique, 189 campagnes de désinformation ont été recensées en 2024, dont 72 en Afrique de l’Ouest, soit une augmentation de 300 % par rapport à 2022. Plus alarmant encore, plus de 60 % de ces campagnes impliquent des ingérences étrangères. Cette intensification reflète une bataille silencieuse qui se joue à plusieurs niveaux.
D’une part, l’Afrique souffre de vulnérabilités structurelles profondes telles que l’absence de cellules spécialisées de contre-désinformation, le manque d’éducation aux médias, l’impréparation des institutions aux crises informationnelles et l’affaiblissement soutenu des médias traditionnels. D’autre part, la production locale de fausses informations s’accroît également, notamment en période électorale ou lors de tensions communautaires. Au Soudan du Sud, au Kenya en 2022 ou au Nigeria en 2024, des acteurs internes ont activement utilisé la désinformation pour influencer l’opinion.
Les domaines touchés sont multiples. La politique est en première ligne, et à ce titre l’exemple nigérien n’est pas des moindre, car au Niger, les campagnes liées à Wagner ont vu une augmentation spectaculaire des contenus sur les réseaux sociaux, brouillant la compréhension des événements. La santé a été le théâtre de rumeurs meurtrières, comme celles autour d’Ebola ou de la COVID-19. La religion et la sécurité ne sont pas en reste. Manipulations d’images au Nigeria ou campagnes de radicalisation en Somalie ont démontré combien la désinformation peut attiser des conflits communautaires ou servir d’instrument aux groupes terroristes. En Afrique, la désinformation n’est pas non plus un épiphénomène car elle devient un acteur politique et social à part entière.
L’intelligence artificielle : catalyseur de menaces et révélateur de nos failles
Dans ce paysage déjà fragilisé, l’irruption de l’intelligence artificielle agit comme un accélérateur de complexité. L’IA permet aujourd’hui de produire rapidement des contenus textuels, visuels ou sonores d’un réalisme saisissant à travers les deepfakes, le clonage vocal et l’usurpation d’identités numérique. Ce qui nécessitait autrefois des moyens importants est désormais à la portée de n’importe quel acteur malveillant avec des risques considérables.
L’IA réduit drastiquement les temps de production et élève la sophistication des campagnes de manipulation par le biais de la création de faux comptes crédibles, la génération de documents ou vidéos falsifiés, l’imitation de voix de dirigeants pour semer la confusion, etc. Dans un contexte électoral, ces outils peuvent manipuler dangereusement les opinions, éroder la confiance dans les institutions, voire déclencher des troubles majeurs. Le défi est d’autant plus grand que les États africains disposent rarement d’outils de riposte adaptés ou de capacités d’anticipation.
Pourtant, tout n’est pas sombre. L’IA permet aussi de mieux tracer les réseaux de bots, d’analyser de grandes masses de données et d’identifier les campagnes en amont. Elle peut donc devenir un outil de défense puissant, à condition que les États investissent dans la veille, la législation, la coordination stratégique et surtout dans l’éducation des populations. À ce titre, des initiatives émergent qui accompagnent certaines institutions dans la construction de leur résilience informationnelle. Mais ces efforts doivent encore être amplifiés et mutualisés au niveau régional, par exemple à travers la CEDEAO.
En effet, la vraie question est de savoir comment répondre efficacement à ces menaces sans sacrifier la liberté d’expression ? La clé réside dans un équilibre subtil consistant à réguler les comportements malveillants tout en protégeant la liberté de pensée et donc soutenir l’innovation tout en frappant les manipulations. C’est une architecture de confiance qu’il faut bâtir, patiemment mais résolument, pour que la désinformation ne devienne pas le fossoyeur de nos démocraties en construction.
Pour finir
La désinformation contemporaine est une guerre invisible, méthodique et polymorphe. Elle s’appuie sur des racines anciennes mais des moyens nouveaux, elle trouve en Afrique un terrain d’expansion préoccupant, et elle se nourrit désormais des technologies d’intelligence artificielle pour franchir un nouveau palier.
Répondre à cette menace exige une stratégie à la hauteur. Il faut comprendre ses mécanismes, renforcer les défenses collectives, investir dans la connaissance et la coopération régionale. Car la bataille qui se joue n’est pas seulement celle de l’information ; c’est celle de la lucidité collective, de la confiance démocratique et de la paix sociale.
Dr Beaugrain Doumongue, Ingénieur, Expert en intelligence économique, Fondateur de STRATCO.

