La culture africaine se trouve aujourd’hui à un moment décisif car en quelques années, la créativité du continent a traversé la double réalité de la précarité historique mise en lumière par les analyses conjointes de l’OIT, de l’UNESCO et de l’Union africaine, et celle de la résilience spectaculaire révélée par la pandémie de COVID-19. Malgré la fermeture des lieux culturels, la suspension des spectacles et l’effondrement des revenus artistiques, les industries culturelles et créatives africaines ont démontré une capacité exceptionnelle d’adaptation, d’innovation et de renouvellement. Elles redéfinissent progressivement une « nouvelle normalité » fondée sur le numérique, la coopération interterritoriale, les politiques culturelles locales renforcées et la reconnaissance du travail des créateurs. Cet article propose une analyse ancrée dans les données contemporaines afin de comprendre comment l’économie créative peut devenir l’un des piliers les plus puissants du développement africain.
Une économie culturelle vitale mais longtemps invisible
Les diagnostics menés sur le continent montrent une réalité paradoxale, car d’un côté, la culture représente un réservoir immense de créativité, d’emplois et de cohésion sociale. Elle rassemble, en effet, un continent dont 60 % de la population a moins de 25 ans, une jeunesse inventive et hyper-connectée, qui trouve dans les arts, le numérique, la mode, le cinéma ou la musique un territoire naturel d’expression. De l’autre côté, cette vitalité s’inscrit dans un écosystème encore marqué par l’informalité, la faiblesse de la protection sociale, l’absence de données fiables et des chaînes de valeur dominées par des acteurs extérieurs.
Les analyses de l’Organisation Internationale du Travail et de l’UNESCO confirment que la majorité des activités culturelles en Afrique échappent aux relations de travail standard. Les créateurs vivent souvent de projets ponctuels, de contrats temporaires ou de prestations isolées. Le secteur demeure majoritairement structuré autour de microentreprises, de travailleurs indépendants et de formes d’emploi précaires. Cette réalité rend la contribution réelle de la culture difficile à mesurer, et empêche les États d’ajuster leurs politiques publiques en conséquence.
Pourtant, l’économie créative africaine constitue l’un des segments les plus dynamiques du continent. Nollywood produit près de cinquante films par semaine et irrigue plusieurs marchés ; les scènes musicales d’Afrique du Sud, du Nigeria ou du Sénégal façonnent les imaginaires mondiaux ; la mode swahilie, la danse congolaise ou les arts numériques kényans s’exportent chaque année davantage. Le problème n’est plus la créativité, mais sa valorisation économique, souvent captée ailleurs faute d’infrastructures, de cadres réglementaires et d’écosystèmes institutionnels solides.
Les fragilités mises à nu par la pandémie et l’urgence d’une structuration
Lorsque la pandémie de COVID-19 a frappé, les secteurs culturels africains ont été parmi les premiers à s’effondrer. Les salles de spectacles, les musées, les théâtres et les espaces de rassemblement ont été fermés. Les performances ont été suspendues, les tournées annulées, les festivals reportés, et les revenus des artistes ont chuté drastiquement. Dans des contextes où la protection sociale est rare, cet effondrement a révélé l’extrême vulnérabilité des travailleurs culturels.
Ces difficultés ont toutefois accéléré la prise de conscience du rôle stratégique de la culture. De nombreuses villes africaines ont élargi leurs politiques culturelles locales, conscientes que la créativité constitue un pilier essentiel de la résilience urbaine. À Rabat, désignée première Capitale Africaine de la Culture, la volonté de faire de la culture le « quatrième pilier du développement durable » a ouvert la voie à une nouvelle génération de politiques publiques locales. Les Cités et gouvernements locaux unis (CGLU Afrique) plaident désormais pour un renforcement de l’écosystème financier et la création de conditions favorables à la structuration des industries culturelles.
La pandémie a également permis de repenser les coopérations intercontinentales. Des ateliers entre opérateurs européens et africains ont conduit à redéfinir les échanges artistiques, les dialogues historiques, les coproductions et les circulations d’œuvres, tout en développant des outils de visibilité, de cofinancement et de soutien aux communautés locales. Cette ouverture, mêlée à une volonté politique renouvelée, permet d’entrevoir une évolution des normes, notamment en matière de travail décent.
La « nouvelle normalité » africaine : numérique, coopération et ancrage territorial
Le principal legs de la crise est l’accélération de la transition numérique. Dans un continent jeune et urbain, le digital s’est imposé comme la nouvelle scène culturelle et les créateurs se sont tournés vers les réseaux sociaux, le streaming, les plateformes vidéo et les performances hybrides pour toucher leur public. Une mutation, qui a permis la survie de nombreuses activités culturelles et qui reconfigure aujourd’hui, les modèles économiques.
La « nouvelle normalité » repose désormais sur trois transformations convergentes, la première étant la consolidation du numérique, qui devient un vecteur d’innovation, de diffusion et de monétisation, tout en posant la question de la rémunération équitable et de la protection des droits numériques. La deuxième transformation réside quant à elle dans le rôle croissant des collectivités locales, désormais considérées comme des acteurs déterminants de la politique culturelle. Leur implication permet d’ancrer la culture dans les territoires, d’accompagner la création, de faciliter l’accès au financement et d’intégrer les ICC dans les stratégies de développement urbain. La troisième transformation est l’émergence de coopérations interterritoriales, notamment entre l’Europe et l’Afrique, articulées autour des capitales africaines et européennes de la culture. Ces échanges visent à surmonter les stéréotypes, à mutualiser des outils, à favoriser la mobilité, à développer des coproductions et à renforcer la structuration institutionnelle.
Ces dynamiques confirment que l’économie créative africaine n’est plus seulement une économie de contenu, mais une économie de systèmes : systèmes numériques, systèmes territoriaux, systèmes de coopérations, systèmes de politiques publiques. Cette évolution ouvre de nouvelles opportunités pour formaliser le secteur, renforcer la protection sociale, structurer les filières et créer des environnements favorables à l’emploi des jeunes et des femmes.
Vers une économie culturelle africaine inclusive, résiliente et génératrice de travail décent
L’avenir du secteur culturel et artistique dépend de la capacité du continent à articuler créativité et droits du travail. Les recommandations formulées au niveau continental montrent que le travail décent doit devenir la pierre angulaire de la transformation culturelle. Cela suppose d’étendre la protection sociale aux créateurs et travailleurs indépendants, de renforcer la législation sur la propriété intellectuelle, de promouvoir la rémunération équitable, de consolider le dialogue social entre artistes et institutions, et de développer des mécanismes de formation formelle et informelle adaptés aux réalités de chaque filière.
Le déploiement d’une véritable économie culturelle africaine implique également de soutenir les microentreprises créatives, de créer des fonds d’investissement culturels, d’encourager les pôles de création, de renforcer la gouvernance locale et de construire des infrastructures adaptées aux nouveaux usages. Le numérique, s’il est encadré et valorisé, peut devenir un levier massif d’exportation culturelle, d’emplois qualifiés et d’innovation. Les ponts entre l’Afrique et l’Europe, s’ils sont structurés et équitables, peuvent contribuer à bâtir un écosystème créatif transcontinental fondé sur le respect, la réciprocité et la circulation des compétences.
La culture africaine a démontré qu’elle pouvait non seulement résister aux crises, mais aussi ouvrir des voies de transformation économique et sociale. Elle redéfinit désormais la normalité du continent. Encore faut-il que cette créativité soit accompagnée d’un cadre protecteur, de politiques publiques ambitieuses et de mécanismes institutionnels capables de garantir le travail décent, l’inclusion, l’innovation et la prospérité. L’Afrique dispose d’un potentiel créatif unique au monde ; il lui appartient désormais de le convertir en puissance économique durable, en dignité professionnelle pour ses travailleurs culturels et en rayonnement global véritablement maîtrisé.
Par Morel SYLLA
Diplomate cuturel, Directeur du Cabinet Conseil PMC, Président de l’Association Maraguiri et Partenaire technique du Festival KANIA SOLY.

